Note d'analyse sur le Paquet Télécom

Cette note a été produite dans le cadre d'une réunion à l'initiative de l'ARCEP et de la Direction générale des entreprises autour du Paquet Télécom, qui a eu lieu le 14 novembre 2016. Nous restituons ici le texte communiqué à l'occasion aux participants.

Notre vision du marché des télécoms à court et moyen terme en Europe

Deux grands chantiers sont en cours et vont se poursuivre, à échelle macroscopique, sur les télécoms en Europe.

L'un est le déploiement d'une boucle locale en fibre optique, permettant d'apporter les services du futur (et les débits qui sont nécessaires à ces services). L'autre est le regroupement des fréquences utilisées pour le mobile, pour permettre d'atteindre des débits plus élevés, notamment ceux de la 5G.

Ces deux chantiers sont abordés selon un angle qui amène une fermeture d'un marché qui était pourtant déjà peu ouvert, résultats variables de l'ouverture des anciens monopoles selon les différents États membres. Cette fermeture peut se comprendre. Dans le mobile, il faut regrouper les fréquences, ce qui est incompatible avec de nombreux opérateurs de tailles très variables. Dans le fixe, les investissements sont élevés, et seuls quelques grands groupes soutenus par des États avancent sur ces chantiers, particulièrement en France.

Cet effet de reconcentration sur des opérateurs historiques devenus privés ne représente pas l'intérêt général tel que nous le comprenons. S'il doit y avoir un regroupement des opérateurs d'infrastructures, dans le mobile et/ou dans le fixe, il nous semble que l'acteur qui en résultera sera détenteur (seul ou en partage avec de très rares confrères) d'un monopole sur l'infrastructure la plus fondamentale du 21e siècle. Il serait parfaitement incompréhensible que cette infrastructure soit aux mains d'acteurs privés plus spécialisés dans l'optimisation fiscale et la corruption d'anciens commissaires européens.

S'il doit y avoir ce regroupement, la résultat doit nécessairement être sous contrôle de la puissance publique. Et puisque l'objectif est de créer un Digital Single Market, la puissance publique en question doit être l'Europe. Les opérateurs sur cette infrastructure publique, eux, doivent être privés et nombreux, pour apporter la diversité nécessaire dans la société actuelle, pour offrir la diversité des modes d'expression et des moyens de communication. Ou, en disant les choses autrement, pour adresser tous les secteurs du marché, et pas seulement les cas les plus simples couverts par les opérateurs grand public.

Les objectifs à atteindre

Selon nous, sur le plan technique, les objectifs souhaitables en matière de marché des télécoms sont les suivants.

D'abord le déploiement d'une boucle locale fibre. La situation ridicule des zones très denses en France ne nous semble pas souhaitable : plusieurs opérateurs qui déploient plusieurs réseaux concurrents pour couvrir le même territoire, c'est une garantie d'inefficacité. La cohérence de la gestion du réseau devrait amener au déploiement d'une seule boucle locale optique à un endroit donné.

Bien entendu, la diversité des territoires amène forcément à ce que les solutions utilisées dans les villages de montagne ne soient pas les mêmes que dans les cités HLM, et par conséquent il n'y a pas de raison particulière pour que la gestion de cette infrastructure soit identique dans toutes les zones, et soit réalisée par le même acteur. Mais dans tous les cas, l'efficacité de l'investissement et de la gestion de cette infrastructure doit amener à une boucle locale optique unique sur chaque zone, et donc sous contrôle de la puissance publique.

La puissance publique ayant également vocation à gérer l'équilibre dans les territoires, et entre les territoires. Il nous semble donc important que cet ensemble soit coordonné, et présente un visage raisonnablement uniforme pour les opérateurs qui seront amenés à proposer les services sur cette boucle locale, de manière à créer enfin ce marché unique du numérique en Europe. Ce n'est pas encore la tournure prise par le déploiement de la fibre optique en France : en zone très dense, le retard s'accumule et le résultat est chaotique. En zone dense, les opérateurs privés qui sont aux commandes et détiennent la boucle locale n'ont aucune obligation d'ouverture de leurs réseaux sur le marché, empêchant toute forme de concurrence par les services.

Sur le marché mobile, le regroupement des fréquences est nécessaire. On ne pourra pas atteindre les objectifs de très haut débit mobile sur des bandes de fréquence aussi étroites que celles qui sont distribuées en ce moment aux opérateurs. Si ce regroupement se traduit par un resserrement du nombre d'opérateurs mobiles, à l'échelle du marché unique, alors le résultat sera un marché privé oligarchique, néfaste en termes de capacité à innover, néfaste en termes de garanties pour les libertés des citoyens de l'Europe numérique, néfaste en termes d'ouverture de la société, et néfaste également pour les consommateurs.

Il serait dès lors souhaitable d'envisager ce regroupement des fréquences sous forme d'un grand service public européen, mettant en place l'infrastructure radio, et la louant dans des conditions équitables et transparentes à tous les opérateurs d'Europe, quelle que soit leur zone de chalandise habituelle. Cette grande infrastructure publique peut tout à fait être confiée, zone par zone, à des opérateurs privés, en délégation de service public, du moment que les conditions d'ouverture du marché sont assurées, et qu'aucun des acteurs du marché des opérateurs n'est en charge du déploiement de la boucle locale radio (il serait alors en position privilégiée par rapport à ses concurrents, précisément ce que les directives Télécom essayent d'empêcher avec un succès très relatif depuis 1997).

Les objectifs à atteindre sont donc assez simples à définir selon nous :

  • chaque boucle locale fibre, zone par zone, doit être contrôlée par la puissance publique ;
  • la boucle locale radio doit être déployée au niveau européen, en regroupant les fréquences, pour la plus grande efficacité technique ;
  • l'entité chargée du déploiement et de la maintenance d'une boucle locale doit se voir interdire d'opérer dessus, et doit obéir à des règles publiques et transparentes de commercialisation à destination de tous les opérateurs d'Europe qui le souhaitent ;
  • ces boucles locales doivent permettre de diffuser des accès au réseau dans toute l'Europe, pour tous les citoyens.

L'échec du Paquet Télécom à atteindre ces objectifs

Le Paquet Télécom, tel qu'il est présenté devant le Parlement Européen par la Commission, échoue à atteindre ces objectifs, faute de les avoir définis clairement dans les travaux préparatoires. Le texte présenté annonce des objectifs flous, et qui nous semblent très secondaires. Par exemple, le fait que les investissements soient rentables, c'est une vertu pour les investisseurs, mais ça ne nous semble pas être la définition de l'intérêt général ou la recherche d'une société numérique qui vise à l'épanouissement du citoyen. De même que la réduction du prix pour le consommateur est une vision un peu étriquée de l'intérêt général.

Les modifications législatives proposées sont peu lisibles. Elles demanderont encore pour nous un gros travail d'analyse pour comprendre toutes les implications. Typiquement, les propositions sur la régulation des accès aux ouvrages de génie civil sont peu claires. Ces éléments semblent dire que seul l'accès au génie civil (chambres de tirages, armoires, etc) serait sujet à une forme de contrainte du marché. Cette approche semble inefficace, parce qu'elle tente d'atteindre par un moyen détourné un objectif qui n'est pas clairement affiché. En particulier, elle parle de réguler le détenteur de la clef d'une armoire, au lieu de parler de réguler le fonctionnement d'une infrastructure essentielle.

Les éléments que nous avons pu analyser jusque-là nous semblent créer des contraintes pour les collectivités territoriales qui veulent avancer dans l'aménagement de leur territoire. Ces contraintes sont imposées pour garantir la rentabilité d'investissements privés d'opérateurs qui n'ont pas souhaité en première intention faire cet aménagement. En retour, les opérateurs consolidés que le projet aide et renforce, ne sont pas contraints à une ouverture du marché, ou à opérer une séparation claire entre la gestion de l'infrastructure et la fourniture de services au public. L'ensemble du texte semble étudié pour améliorer le bilan financier de quelques opérateurs de grande envergure, et pas du tout destiné à permettre la mise en capacité des citoyens d'Europe à devenir des vrais acteurs du réseau, ou à permettre le foisonnement des initiatives et des innovations.

Pistes d'amélioration

Étant entendu que pour nous, l'ensemble de l'orientation du texte est à revoir, qu'il devrait établir de manière claire qu'une boucle locale qui couvre une zone devrait être ouverte à l'ensemble des acteurs, dans des conditions non-discriminantes, et avec certaines garanties. Il nous semble peu probable de réussir à ré-orienter entièrement le texte dans cette direction, les acteurs dont la pression a façonné le texte tel qu'il est ont trop de poids pour que nous puissions contre-balancer entièrement. Notre vision de ce qu'est un marché souhaitable pour les télécoms est assez simple : des opérateurs de boucle locale nombreux, ancrés dans les spécificités de chaque territoire d'Europe, une péréquation entre ces acteurs pour que les territoires les plus riches aident au développement des territoires les plus pauvres, des offres d'accès à ces boucles locales ouvertes, péréquées, et permettant à tous les acteurs d'Europe d'agir où ils l'entendent sans soucis de frontière, et donc des fournisseurs de services nombreux sur ces réseaux. C'est selon nous la définition du Digital Single Market. Cet objectif, qui correspond à une société ouverte, où les compétences sur les réseaux irriguent tout le territoire d'Europe, ne nous semble pas atteignable à partir d'un tel texte. Nous allons donc essayer de faire des propositions qui sont suffisamment compatibles avec les besoins des forces en présence pour permettre de se rapprocher un peu de cette vision de l'intérêt général.

Nous identifions cependant plusieurs voies possibles d'amélioration.

D'abord, introduire la notion de régulation asymétrique qui s'appuie sur la taille des acteurs, et pas sur leur position historique sur le marché. La simple différence de taille, sans pour autant que le marché soit identifié comme pertinent ou comme posant un problème majeur, crée une asymétrie. Elle est d'ailleurs résolue dans la vente aux particuliers, qui se fait avec des règles particulières (le Code de la consommation, en France). La vieille notion d'acteur puissant, qui s'analysait sur un marché national, et qui était équivalente à la notion d'opérateur historique, a vécu. Il peut y avoir deux types d'opérateurs puissants. Ceux qui détiennent le monopole d'accès à une ressource essentielle, à un niveau local. Et ceux qui ont une taille qui leur permet de former le marché comme ils l'entendent sans que la notion de concurrence puisse jouer.

L'analyse de l'accès à la boucle locale comme ressource monopolistique essentielle doit se faire non pas au niveau macro-scopique, vue sur un marché national ou européen, mais doit se faire du point de vue de l'utilisateur final. Si son logement n'est raccordé qu'à une boucle locale (comme c'est souhaitable pour des raisons évidentes d'efficacité par rapport au déploiement de plusieurs boucles locales en parallèle), alors cette boucle locale est un monopole et doit être régulée comme tel. L'existence de plusieurs boucles locales, comme c'est le cas dans le mobile, ne modifie qu'à la marge l'analyse si ces boucles locales ne sont pas reproductibles sans contraintes financières et réglementaires lourdes. Typiquement, la boucle locale mobile qui s'appuie sur des fréquences dont l'usage exclusif est attribué par licence, n'est pas reproductible. À l'opposé, la boucle locale radio, quand elle est utilisée pour déployer des accès fixes sur des fréquences ouvertes, est reproductible sans investissement lourd et sans contrainte réglementaire ou sans problèmes d'accès à des ressources rares.

Concernant les obligations pesant sur les opérateurs puissants, elles devraient être de deux natures. D'une part permettre la bonne cohabitation entre plusieurs acteurs similaires, par exemple par la mutualisation d'infrastructures (poteaux, génie civil, etc) pour permettre l'extension d'une boucle locale ; et d'autre part permettre à différents fournisseurs d'accès à Internet, où qu'ils soient en Europe, de fournir leurs services sur la boucle locale en question, le plus souvent donc par la fourniture d'offres activées.

En effet, dans la structuration des marchés, les offres passives (en dégroupage total, historiquement) et les offres activées sont complémentaires, et permettent d'apporter des services différents à des publics différents. Les offres d'accès passif à la boucle locale fibre, par exemple, ne permettent pas aux opérateurs spécialisés dans les PME et TPE de fournir des services adaptés, ce qui se traduit par un retard pris par ces entreprises dans le numérique. Le constat est le même pour un bon nombre de fournisseurs d'accès associatifs, dont l'activité n'est possible sur la fibre que dans les zones où nous déployons notre propre boucle locale. Les citoyens qui souhaitent passer par une structure associative pour leur accès à Internet, doivent donc se résoudre à rester en ADSL, même si une boucle locale optique est déployée chez eux. Le point de similitude de ces deux marchés, qui entraîne cette analyse convergente, est que ce sont des marchés "de niche" qui concernent un faible pourcentage des accès pour une zone donnée.

Ce manque est identifié par l'ARCEP dans sa dernière analyse de marché fixe, mais le nouveau cadre européen pourrait rendre plus complexe les actions de régulation nécessaires dans ce domaine.

Enfin, les modifications du fonctionnement et des attributions du BEREC nous font craindre un grand recul. Le BEREC est déjà peu efficace à l'heure actuelle, en témoigne l'état très disparate du marché des télécoms en Europe, et la totale fermeture aux frontières entre les États membres. Retirer de l'indépendance au BEREC, en le rapprochant de la Commission, ne nous semble pas de nature à améliorer les choses. Il nous semble, bien au contraire, que le BEREC manque d'objectifs clairs, des pouvoirs nécessaires, et de l'indépendance que doit avoir un régulateur.

Les objectifs de la régulation, par exemple, ne parlent ni de l'intérêt général, ni de la société ouverte liée à Internet, ni du rôle majeur que joue l'accès au réseau dans une société démocratique moderne. Ce sont pourtant les vrais objectifs, le marché n'étant qu'un moyen de les atteindre.

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