Conférence de présentation du rapport sur l’état de l’internet en France - le débat (25 juin 2020)

L’Arcep a publié le 25 juin l’édition 2020 de son rapport sur l’état d’internet en France, remis au Parlement et présenté lors d’une conférence de presse en ligne suivie d’un débat entre Sébastien Soriano, président de l’Arcep, et Benjamin Bayart, co-fondateur de la Quadrature du Net et co-président de la Fédération FDN, sur le thème : « Les réseaux dans la crise sanitaire : quelles leçons en tirer ? ».

 

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Transcription

Sébastien Soriano : Rebonjour et bienvenue à notre présentation annuelle du rapport sur l’état d’internet et maintenant nous passons à la phase de débat. Je suis ravi d’accueillir Benjamin Bayart : cofondateur de la Quadrature du net et vice-président de l’association Fédération FDN. Donc je suis très heureux que l’on puisse avoir cette discussion. L’idée c’est de refaire le match par rapport à cette séquence particulière du confinement, sur laquelle on est conscient que ça amené les pouvoirs publics à une posture un peu particulière pour accompagner cette gestion des réseaux et naturellement c’est bien qu’on en parle. Premier sujet : la question de la gestion des réseaux pendant la crise. Qu’est-ce que ça interroge sur la neutralité du net de manière générale ? Est-ce qu’il faut aller plus loin dans cette neutralité et ouvrir vers les terminaux ? Vers les plateformes structurantes ? Il y a un débat au niveau européen sur cette question. Et puis si on peut aussi se dire un mot sur l’environnement, je pense que ce serait utile. Notamment on voit parfois une tentation et une opposition entre la générosité d’internet et l’exigence environnementale. Et on peut avoir parfois dans certaines élaborations autour de l’environnement une idée de restriction. C’est-à-dire « Il faut arrêter les forfaits illimités » ; « Il faut arrêter tel ou tel type d’usage ». Et quelque part ça interroge aussi la neutralité. Je vous propose qu’on commence : honneur aux invités. Benjamin Bayart, à vous la parole !
 
 
Benjamin Bayart : Merci Sébastien. Pour moi, dans la particularité d’usage d’internet pendant le confinement et pendant la crise sanitaire, il y a trois éléments clefs qui me paraissent très structurants. Le premier, c’est que ça fait partie des moments où on voit bien que le déploiement des réseaux doit être pensé comme un aménagement du territoire. Et que partout où ce n’est pas assez le cas, ça donne des résultats discutables. Typiquement, on se rend compte que toutes les zones blanches ou gris clair (où il y a soit de l’ADSL pas très rapide, soit carrément rien) ce sont des zones dans lesquelles on ne peut pas télétravailler. Ce sont des zones dans lesquelles on est obligé d’aller au bureau pour avoir un peu d’accès réseau et pouvoir bosser avec l’ordinateur. Ça c’est un problème. Il y a un deuxième élément qui est celui dont tout le monde parlait au début du confinement, ça a duré peut être une petite semaine, qui en fait pour moi se résume à la résilience par la capacité. Et pour le coup, ça c’est un gain immense qu’on a en France et en Europe sur la neutralité du net : le fait que le réseau soit à peu près neutre oblige à traiter sa résilience par la sur-capacité (donc à avoir plus d’accès dispo que ce qu’on utilise à un moment donné pour rester neutre en cas de pic d’utilisation). Que c’est ça qui permet que sur un réseau internet neutre, les usages changent du tout au tout pendant deux mois et que le réseau ne s’effondre pas. Et puis le troisième élément, c’est le retard dans l’usage du numérique dans un certain nombre de TPE et de PME et qui lui se traduit mécaniquement par le fait que dans ces entreprises-là, le télétravail a été fait un peu en mode panique, avec pas les bons outils, avec pas les bons équipements, avec « pas habitué à le faire », etc. Et donc ça, pour moi, ça fait partie des éléments qui posent question.
 
 
SS : Très bien, merci d’avoir lancé le débat. Je dois dire que [rire] c’est pas drôle puisque je rejoins assez largement ce que vous avez indiqué. Sur le fait que les réseaux doivent être déployés dans une logique d’intérêt général : je dirais que c’est ce qu’on essaie de faire mais en s’appuyant sur les forces du marché. C’est là où forcément c’est une équation qui a ses limites. C’est utiliser la puissance d’investissement du marché et la prise de risque que peut prendre un investisseur privé mais en même temps éviter les mauvais côtés qui sont : l’écrémage, le fait qu'on aille dans les zones prioritaires, que les foyers les moins solvables peuvent être oubliés. Donc c’est dans cette logique-là que s’inscrit le plan France Très Haut Débit - on pourra en reparler - et c’est dans cette logique-là que s’inscrit le New Deal Mobile pour apporter la 4G le plus loin possible dans les campagnes. Sur la résilience par la capacité je pense qu’il y a un vrai sujet : j’aimerais bien vous interroger là-dessus, Benjamin Bayart. Dans le débat sur la neutralité du net, ça se cristallise souvent autour du zéro rating. Donc zéro rating ; typiquement, dans une offre de zéro rating, vous avez 20 gigaoctets par mois dans votre abonnement mobile plus WhatsApp illimité (par exemple). Et quand vous voyez ce genre d’offre vous vous dites « c’est génial ! » parce qu'on peut continuer à avoir WhatsApp, qui est un service de communication sur lequel beaucoup de gens ont fondé beaucoup de leurs communications sans avoir à compter et puis par ailleurs, quand on va faire une vidéo ou autre, faut faire un petit peu plus attention. Et là vous avez un débat, vous avez un arbitrage court terme long terme : C’est-à-dire que nous, en tant que régulateur et gardien de la neutralité du net, on a tendance à dire : OK c’est vrai que c’est bien à court terme pour le consommateur mais en fait à long terme le problème c’est que si on peut comme ça spécialiser les usages, on a plus intérêt — comme vous le dites Benjamin — à bien dimensionner les offres et à faire des offres très riches quels que soient les usages et on n'a pas intérêt à dimensionner son réseau pour supporter effectivement des usages neutres. Je souscris complètement à cette histoire en longue période. Maintenant dans le confinement  je trouve que la question est un peu différente : on peut avoir tout d’un coup un accroissement des usages qui n'était pas forcément anticipable (parce qu’on ne peut pas forcément demander aux opérateurs d’avoir anticipé le fait que les réseaux puissent tout d’un coup supporter un pays qui s’est confiné). Et on n'a pas la capacité à répondre rapidement en accroissant les capacités. Puisqu’on ne va pas se mettre à déployer un réseau en fibre optique dans tout le pays en deux semaines. Donc dans ces situations particulières dans lesquelles cette courbe de rétroaction qu’on veut créer entre la demande et l’offre - qui est une courbe de rétroaction de moyen terme, quand on est comme ça dans des situations d'urgence à court terme, comment est ce qu’on peut les concilier ?
 
 
BB : En fait, pour moi, il y a une bonne façon de le décrire qui est d’expliquer que la neutralité du réseau c’est le contraire de l’optimisation. L’optimisation des réseaux rend les réseaux inaptes. Je m’explique : si on fait des réseaux très optimisés on dit « Les professionnels, ils ont telle et telle exigence, il leur faut du débit garanti, des garanties de temps de rétablissement, etc. », et donc l’accès à l’internet de l’entreprise sera vachement plus mieux parce qu’il y aura tel et tel bidule dessus. Et sitôt que l’usage change, quel que soit le motif du changement, le réseau est inadapté. Puisqu’il a été optimisé pour un usage et que dès que l’usage bouge, le réseau il n'est pas optimisé comme il faut et donc il va être moins résilient. Et pour moi c’est parce qu’on a fait le travail de long terme de non adaptation et de non optimisation des réseaux, de dire « on a besoin que les réseaux soient en capacité, pas qu’ils soient pour un usage optimal, il faut pas qu’ils s’effondrent dès qu’on s’éloigne de cet usage optimal », c’est ça qui fait que ça continue à fonctionner quand les usages bougent beaucoup. Et comment on fait pour s’adapter en temps de crise ? En fait, ça dépend quoi. En effet, c’est pas en deux semaines qu’on va déployer un réseau de fibre optique, mais je trouve que pendant ces deux semaines-là on voit bien que la façon dont on a déployé le réseau de fibre optique est à mon sens fait à l’envers : c’est-à-dire que le Parisien moyen qui doit télétravailler, il peut utiliser de l’ADSL et du VDSL haut débit, il peut utiliser du câble qui patate à mort, il peut utiliser de la 4G qui dépote, il peut utiliser de la fibre. Et l’habitant d’un village de la Creuse : ben non. Il a peut être un de ces réseaux mais pas tous les choix en même temps. Et ça, pour le coup, c’est du choix de long terme, c’est trop tard quand la crise arrive. C’est avant qu’il faut le voir. C’est pour ça que pour moi, typiquement, le New Deal Mobile est plus intéressant que l’urgence à amener la 4G ou la 5G dans le premier arrondissement de Paris. C’est-à-dire que déployer la 5G à Paris, en tout cas en terme de capacité réseau, ça sert à rien. Si on me dit que dans les zones blanches, dans la Creuse, quitte à poser une antenne, elle sera immédiatement compatible 5G, c’est formidable ! Mais c’est bien dans ce sens-là que je le réfléchis. Et après, sur la façon de s’adapter quand la crise survient : ça ne peut pas se faire en changeant la boucle locale, ça peut se faire en changeant des intercos ; parce que pour le coup, monter certaines interconnexions ça peut se faire dans des délais très courts et d’ailleurs il y en a eu pas mal de montées pendant le confinement. Où les opérateurs de tel ou tel point d'interconnexion qui était très peu sollicité en temps normal se retrouvait hyper sursollicité parce que, que sais je, tout le monde se mettait à utiliser Zoom, alors que presque personne ne s’en servait. Parce que les réseaux sollicités étaient les réseaux grand public au lieu d’être les réseaux entreprises. C’est pas très compliqué de redimensionner une interconnexion. Et puis on a trouvé des solutions beaucoup plus efficaces précisément parce qu'il y avait ce verrou très fort de la neutralité du net. C’est-à-dire qu’en fait on a dit aux opérateurs « c’est pas bien de prioriser », ils ont cherché d’autres solutions pour faire de la contention sur les deux énormes gouffres de trafic que sont Netflix et YouTube. Et on a trouvé des solutions intelligentes qui ont été de dire à Netflix « OK, pendant la période si vous pouvez mettre de la haute déf au lieu du 4K c’est pas mal. Ça va diviser par deux le trafic, tout le monde pourra regarder sa série et cependant le trafic sera réduit et ça va bien se passer ». Où en fait on a trouvé en discutant avec les fournisseurs de contenu des solutions beaucoup plus intelligentes pour gérer la congestion que juste en traitant par non-neutralité des réseaux. La non-neutralité des réseaux qui revenait à dire « parce que Jean Paul Durand il est en télétravail, sa box coupe tous les flux vidéo de type Netflix YouTube and co ». Ça apportait une réponse mais qui n’était pas la bonne. C’était beaucoup plus intelligent de voir avec les plateformes comment on peut, dans certaines zones et sous certaines conditions (typiquement dans les pays d’Europe où il y a pas assez de très haut débit ou dans les zones où il n'y a que de l’ADSL ou, etc.) réduire un peu le débit sans filtrer les services. Et c’est beaucoup plus intéressant et beaucoup plus intelligent de jouer sur la capacité des utilisateurs à modérer leur usage, et des plateformes à piloter ce qu’elles produisent comme contenu, que de faire faire l’intervention par le réseau qui va amener des effets de bord beaucoup plus néfastes, soit à très court terme - typiquement si on avait dit « on coupe Netflix » ça amenait des effets beaucoup plus néfastes que simplement de dire à Netflix « OK si vous pouvez diminuer un petit peu la qualité des vidéos ça devrait fonctionner ». Je trouve qu’on a trouvé des solutions extrêmement intelligentes et qu’en fait on les a trouvées parce que la neutralité du net était une contrainte. Si on n'avait pas eu cette contrainte, l’approche qui consistait à dire «  les opérateurs peuvent prioriser comme ils veulent » aurait donné n’importe quoi. Typiquement, si je prends un parallèle de marché, on a un peu oublié mais au début du mois de mars, la réponse des opérateurs a été de dire « OK on va déplafonner certains forfaits mobiles, les gens qui avaient typiquement des tout petits forfaits à quelques euros donc avec très peu de volume de data, vous pouvez utiliser des grands volumes etc., on déplafonne, on ouvre ». Les opérateurs ont pris cette approche qui est relativement positive, je trouve. Alors que d’autres opérateurs commerciaux, par exemple l’honorable corporation des pharmaciens est arrivée à la conclusion que le litre de gel hydro-alcoolique était plus cher que le château Yyquem juste parce qu’il y avait une très forte demande et très peu de dispo et qu’il y avait le moyen de faire des sous. Voilà, je trouve qu’on a deux comportements du marché face à une crise, face à une potentielle pénurie. J’aime mieux la méthode où le marché cherche à s’adapter en rendant service aux gens de manière intelligente plutôt que juste à chercher une source de profit immédiate. Je suis très agréablement satisfait de la capacité de ce qu’ont fait mes confrères opérateurs grand public à s’adapter intelligemment alors qu’ils auraient pu s’adapter bêtement et je pense que ce qui les as tordus un peu dans les amener dans cette forme d’intelligence c’est le fait qu’il y ait le règlement européen sur la neutralité des réseaux.
 
 
SS : OK, OK. Merci, effectivement c’est intéressant comme analyse. Ce sont les architectes qui disent toujours que quand ils n'ont pas de contraintes, ils ne savent pas créer. Donc voilà, sans doute que la contrainte de la neutralité a été un élément de créativité. Alors nous, à l'ARCEP, on n'a pas réussi encore à ce jour à avoir une vision claire de l’impact qu’ont eu les efforts sur la qualité de service, donc ça c’est un élément sur lequel on a du mal à vraiment voir, on n'a pas vu, en fait, des baisses de trafic du jour au lendemain chez les grands OTT [Over the Top] quand les mesures de changement de qualité ont été prises. Donc ça été difficile pour nous de vraiment mesurer ce qu’il s’est passé. En tout cas on a vu que ça tenait, quoi. Mais effectivement, quel est l’impact précis de ces mesures de qualité, ça n’a pas été évident à mesurer. Un autre élément qui est apparu pendant cette période avec l’épisode de Disney+, c’est la question de la manière dont les grands OTT donc on vient de se parler de… comment dire ? Du dimensionnement des flux notamment par rapport à la qualité vidéo. Il y a un autre sujet qui est : comment est-ce que les grands OTT s’organisent pour acheminer leurs trafics et donc notamment autour de Disney+ ; ce qui est apparu, c’est que visiblement cet acteur avait fait un choix pour acheminer son trafic qui était un choix de passer par plusieurs canaux, des transitaires, et des CDN [Content Delivery Network] ; ce qui n’aidait pas forcément à anticiper le dimensionnement des interconnexions des opérateurs vis-à-vis de ces différents intermédiaires pour faire face, le cas échéant, à des afflux de trafic. Au-delà de Disney+ on a eu quelques retours d’opérateurs sur des mises à jours logicielles notamment sur des grands acteurs du jeu qui poussaient des mises à jour sans prévenir en fait les grands FAI et là-dessus la question que je me posais c’est : est-ce que, selon vous, on peut aller encore plus loin dans ce dialogue avec les opérateurs ? Pardon, ce dialogue entre les opérateurs et les grands OTT ; si oui : faut-il le faire en se disant « c’est des grandes personnes, ils vont trouver leurs numéros de téléphones respectifs et se parler » ?
 
 
BB : [rire]
 
 
SS : Est-ce que les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle pour les accompagner, est ce qu’il faut envisager (je pose la question de manière un peu bourrine) - faudrait-il envisager une obligation de dialogue, notamment pour les grands OTT, d’aller discuter de leurs interconnexions avec les opérateurs ?
 
 
BB : Je comprends que l’idée est séduisante. Ça sert à rien de faire discuter les éléphants avec les souris. Ça marchera pas. J’y crois pas. La seule chose, enfin, dit de manière assez crue, en fait, pour moi, le principe de la neutralité du net c’est ce que je disais au début : il ne faut pas optimiser les réseaux, c’est une connerie : quand on les optimise, on les rend fragiles. Et en fait, exactement en symétrique de ça : parce qu’il ne faut pas optimiser les réseaux, il faut optimiser les applications. Et pour le coup, on a des décennies de sottises législatives qu’on est en train de payer. Diffuser une très grosse mise à jour sur une plateforme logicielle sans effondrer les réseaux, on a les technos pour, elles ont vingt ans, ça s’appelle BitTorrent. BitTorrent, ça permet de diffuser une quantité colossale d’applications en créant à peu près aucune congestion dans le réseau parce qu'il n'y a pas de point central. Ça utilise le réseau, ça occupe le réseau, mais ça ne crée pas cette hyper congestion de « je veux diffuser 50 millions d’exemplaires d’un fichier qui fait un gigaoctet depuis mon serveur en Californie ». Simplement, il se trouve que BitTorrent est plus ou moins diabolisée et considérée comme une techno de malfaiteurs qui veulent écouter de la musique en assassinant les musiciens. Et comme le travail réglementaire a toujours été fait pour empêcher le déploiement de cette techno et non pas pour la favoriser, pour le coup,  on a l’effet inverse de ce qu’on a fait sur la neutralité du net. C’est-à-dire qu’on a créé une contrainte qui est de dire : « le peer-to-peer c’est pas bien, BitTorrent c’est une techno de pirate » et donc il y a plein d’opérateurs qui font du traitement de limitation de débit sur BitTorrent, qui font du traitement de filtrage - typiquement, BitTorrent en entreprise est très souvent filtré, donc on ne peut pas diffuser les mises à jour des suites bureautiques par BitTorrent. Ça ne marcherait pas. Et pourtant, c’est l’outil technique qu’on connaît le plus efficace pour diffuser des gros volumes de contenu de manière infiniment rapide en temps nul. Puisque, pour le coup, plus il y a de gens qui veulent le contenu, plus le contenu se diffuse bien. Plus il y a de gens qui le veulent, plus la capacité à diffuser augmente. C’est un truc de fou, BitTorrent ! Donc ça, pour moi, c’est une des questions clefs. C’est-à-dire il faut qu’on arrive à autoriser les grands diffuseurs de contenu à diffuser de manière intelligente. Pour moi il y a deux grands volets : il y a la partie technique : il faut arrêter de diaboliser les technos qui marchent. Et puis il y a la partie réglementaire où il va falloir, à un moment, s’intéresser à la gestion des monopoles. Est-il raisonnable que Netflix ait cette taille-là ? Pour moi, la réponse est non. Mais d’un autre côté, on a tout fait, en France, au ministère de la Culture, pour qu’il n’y ait QUE Netflix et que seul le modèle Netflix se développe. Et d’ailleurs, une fois que le modèle Netflix s’est développé, les ayants-droits en France commencent à vouloir créer des plateformes alternatives à leurs mains ; donc à morceler le marché, donc pour avoir accès à la vidéo il faudrait payer 72 abonnements - ce que personne ne fera. Donc soit on reviendra à du pirate, soit les plateformes nationales vont mourir et il ne restera que Netflix. Donc là il y a une erreur de régulation, il y a une non-régulation, on a laissé le marché faire tout seul et le marché fait n’importe quoi. Parce qu’en plus on lui a mis des contraintes et des incitatifs qui ne vont pas dans le bon sens. Et sinon, pour le traitement pendant la crise, à un moment je voudrais qu’on parle de Mayotte.
 
 
SS : OK, très bien !
 
 
BB : Mais c’est absolument pas lié. C’est pas Netflix !
 
 
SS : Très bien ! Juste en réaction à ça, et peut être après, Benjamin, peut être comme j’ai commencé à poser des questions je vous propose que vous m’en rendiez une. Juste pour réagir à ce que vous venez d’indiquer sur BitTorrent je dois vous faire un aveu : qui est que quand j’ai été désigné président de l'ARCEP en janvier 2015, parmi les premiers dossiers qui étaient sur la table il y en avait un sur la mesure de la qualité de l’internet et dans le document qui avait été préparé par les services de l'ARCEP j’ai vu apparaître le mot “BitTorrent” et j’ai dit « Mais comment c’est possible qu'un document officiel de l'ARCEP fasse de la publicité pour le piratage ? » et on m’a dit « T’es plus dans le coup, papa ! BitTorrent c’est une techno, donc c’est pas un usage. » Évidemment on a fini par laisser BitTorrent dans ce document officiel, mais je vous rejoins sur une certaine diabolisation autour des technos peer-to-peer et effectivement, on voit bien comment le multicast dans le domaine de la diffusion de la télévision linéaire permet d’optimiser les réseaux ; de la même manière, dans certains usages comme les mises à jour et le partage de fichiers, de manière générale il est certain que le peer-to-peer est une techno, je ne sais pas quel est le bon terme, une architecture de communication efficace, et donc je note votre point et donc on va discuter avec les équipes et avec le collège de l’ARCEP pour voir comment est ce qu’on peut essayer de favoriser cette pratique je pense qu’il y aura effectivement un travail de pédagogie avec certains écosystèmes et certains départements ministériels mais ne partons pas perdants sur le sujet.
 
 
BB : Alors pour le coup, puisque je suis supposé vous poser une question, il y en a une… Bon, je vais en profiter pour intégrer ce que je voulais dire sur ce que j’ai vu, moi, de Mayotte. Il se trouve que j’ai de la famille là-bas. Ce qu’on a le plus vu comme saturation dans la crise sanitaire, c’est absolument pas des énormes plateformes. C’est-à-dire que je crois que personne n’a vu de panne sur Netflix ou sur YouTube qui soit notable. Même la catastrophe annoncée de Disney+ bon, ce n’est pas très grave. En revanche on a tous vu que les infrastructures de l’Éducation Nationale étaient absolument pas au point. Donc il n'y avait rien qui fonctionnait, qui avait été dimensionné pour. Tout le monde le savait, tout le monde s’y attendait, la preuve même le ministre a dit que ça marcherait, ce qui est la preuve qu’on savait que ça ne marcherait pas. C’est devenu une habitude ! Et donc, pour tout le monde, la question était : comment est-ce qu’on fait pour que le gamin qui est sur la tablette puisse suivre son cours pendant que papa et maman sont sur leurs ordinateurs en train de télétravailler. Et puis ben on a l’image inverse, c’est-à-dire que moi je regarde la question du déploiement du réseau à Mayotte qui est un département français - et où en fait, la question pour les gamins n’était pas tellement de qui va pouvoir utiliser la tablette et le wifi à la maison, la question c’est comment on va faire de l’école dans les bidonvilles. Parce qu’il y a à peu près la moitié des habitants de l’île qui habitent plus ou moins dans des bidonvilles. Et en fait, la question de l’urgence sanitaire n'était même pas tellement de comment on va faire des cours en ligne, parce qu’en fait on ne se pose pas ces questions-là. Pour une très très grande partie des gamins, l’école c’est le seul endroit où ils ont un repas équilibré une fois par jour. Et ou le fait qu’on ferme les écoles ça voulait dire qu’il n’y avait plus accès à cette source d’un repas équilibré une fois par jour. Donc la distribution des cours étaient quelque chose d’extrêmement anecdotique et on se débrouillait comme on pouvait avec des photocopies qu’on mettait aux entrées des supermarchés. Mais là, il y a une question pour moi d’aménagement du territoire qui est une question totale. C’est-à-dire qu’il faut déployer des écoles, il faut déployer des logements, et en fait, il faut déployer du réseau, pour aller avec. La fracture numérique on la lit souvent en bons Parisiens entre le petit village de la Creuse dans laquelle il n’y a qu’un petit peu de 3G, pas encore de 4G, il y aura de la fibre optique dans 2037 si le plan de déploiement du RIP [Réseau d'Initiative Publique] est suivi, et puis il y a un petit peu d’ADSL en bout de ligne. Et pour moi, il n'est pas tellement là, c’est à dire qu’il est pas que là. Ça, c’est une vision très métropolitaine et en fait il y a beaucoup de départements d'outre-mer où la question d’aménagement du réseau est beaucoup plus sérieuse que ça, où il y a un retard colossal dans le déploiement de ces technos, et je me demande quelle est la vision de l’ARCEP sur l’état du déploiement du réseau,  en particulier dans les territoires d'outre-mer et spécifiquement à Mayotte, qui pour moi est probablement le plus mal loti. Je ne sais pas si vous avez une vision plus claire et plus macroscopique que la mienne sur le sujet.
 
 
SS : En fait, pour être honnête. Je n'ai pas en tête mentalement la situation des réseaux fixes à Mayotte, mais je peux réagir rapidement sur le mobile : puisqu’on est en train d’étudier des nouvelles attributions de fréquence dans tous les outre-mers. Et effectivement on a procédé à un recensement, donc c’est l’agence du numérique (qui est maintenant l’agence nationale de la cohésion des territoires) qui a travaillé avec les préfectures pour recenser des besoins de couverture et effectivement, il y en a. Il y a effectivement des besoins de couverture importants en mobile et en 4G et donc dans les attributions de fréquence que nous sommes en train de préparer, on prévoit de nouvelles obligations pour couvrir des zones prioritaires qui ont été identifiées dans le cadre de ce processus, donc on va faire ça de manière un peu plus bourrine que ce qu’on a fait dans le New Deal. Mais puisque dans le New Deal on a mis en place un processus continu de remontée d’information en passant par les élus locaux qui est assez sophistiqué, là on va faire un one shot en fait, donc on a fait un relevé qui nous amène à une liste de sites prioritaires et donc on va imposer dans le cadre de la dés-attribution de fréquences la couverture de ces zones puisque, effectivement, je rejoins votre diagnostic sur le fait que la connectivité est un besoin qui devient de plus en plus vital. Voilà ce que je peux dire sur le dimensionnement des infrastructures ; effectivement, on a bien tous noté en début de crise que certaines infrastructures publiques, donc notamment de l’Éducation Nationale - enfin, de l’Éducation Nationale et la région Île-de-France de mémoire… étaient insuffisamment dimensionnées, je crois que du côté de l’Éducation Nationale il y a d’une manière générale comme une prise de conscience sur le fait qu'ils n'étaient pas passés à l’échelle industrielle du numérique, pour le dire de manière générale, dans toutes les dimensions, et donc je pense qu’il y a des travaux importants qui vont se passer. Alors c’est peut être moins visible que le Ségur de… je ne sais plus, le Ségur de quoi d’ailleurs. Le Ségur tout simplement.
 
 
BB : De la santé !
 
 
SS : Oui voilà, le Ségur de la santé. Mais il y aura aussi des travaux importants qui vont se passer sur le sujet éducatif. Alors juste, je voulais aussi dire un mot par rapport à ce que vous disiez sur le fait que Netflix est trop grand et la question des monopoles. Juste je voulais signaler parce que ça me paraît intéressant, des prises de positions récentes d’acteurs sur la question (alors ça répond pas à Netflix) sur la question des plateformes de manière générale, il y ait une prise de position du BEUC qui est le Bureau Européen des [Unions de] Consommateurs ; qui n'est pas très connu en France mais qui est ce qu’on appelle un stake holder : un représentant d’intérêt très important à Bruxelles, qui pèse beaucoup. Puisque c’est « Consumer Voice » je crois que c’est ça leur slogan, ce qui est quand même très important pour le personnel politique européen et il y a une prise de position qui est sortie sur la question des grandes plateformes internet dans laquelle pour la première fois, donc, le BEUC soutient le principe non seulement d’un enrichissement des outils du droit de la concurrence mais aussi de la mise en place d’outils de régulation ex-ante un peu du même style que ceux qu’on a eus dans les télécoms - même si évidemment il faut qu’ils soient d’une nature différente. Et ce shift me paraît vraiment très important parce que le droit de la concurrence, on sait qu’il en faut, il en faudra toujours, il en faudra dans tous les secteurs, mais il y aura forcément des limites intrinsèques, qui est que le droit de la concurrence, il est là pour corriger des défaillances dans le fonctionnement du marché. Et donc le droit de la concurrence, structurellement, il ne s’intéresse qu’à des excès, mais le droit de la concurrence, il ne sait pas créer des conditions positives de marché, il ne sait pas, là ou il y a un monopole, créer de la concurrence dès lorsque ce monopole ne ferait pas d’abus. Et pour ça il faut de la régulation ex-ante spécifique comme on a en eu dans les télécoms, qui nous a permis de faire passer de la situation de monopole à la situation concurrentielle même si je suis conscient que certains acteurs considèrent que le marché est trop oligopolitisque mais enfin il est quand même beaucoup plus concurrentiel que si on n'avait qu’un acteur. Et ça je trouve ça très important qu’un acteur aussi important que le BEUC prenne cette position au niveau européen pour bien clarifier qu'il va falloir marcher sur deux jambes à partir de maintenant, entre un droit de la concurrence classique qui jouera toujours son rôle et qui devra être très important dans la répression et une régulation ex-ante. Et la deuxième chose que je voulais signaler en la matière c’est le rapport de deux députés : madame Faure-Mutian de La République en Marche et monsieur Fasquelle des Républicains qui viennent de publier un rapport extrêmement complet sur les enjeux concurrentiels du numérique et qui, là aussi, c’est une clarification politique qui me paraît extrêmement importante : là aussi je considère qu’il va falloir marcher sur deux jambes et qu’on ne peut pas se satisfaire et se suffire d’un droit de la concurrence, même modernisé. Alors quand je dis ça, ce n’est pas une mise en cause des autorités de concurrence qui font un travail formidable et Isabelle De Silva le sait, on travaille très bien ensemble et dans un respect mutuel profond ; c’est simplement l’outil lui même qui ne permet pas un certain nombre de choses. Et tant mieux si le droit de la concurrence permettait de remodeler l’économie dans toutes ces dimensions, je crois que ça poserait certaines questions aux grandes entreprises et aux petites et sur le fonctionnement de l’économie de marché. C’est une bonne nouvelle, y compris que le personnel politique, y compris le personnel de la majorité puissent s’approprier ces enjeux. Voilà ce que je voulais indiquer, alors ça répond pas précisément à la question de Netflix mais ça me paraît plutôt des bonnes nouvelles que je vois.
 
 
BB : Oui, juste pour boucler sur ce point-là, et puis après il y a un autre sujet. Pour boucler sur ce point là, le jour ou on réfléchira à « pourquoi on ne peut pas vendre de la vidéo comme on peut vendre des livres ? » on aura fait un grand progrès. Pourquoi je ne peux pas monter un marchand de vidéos en ligne aussi facilement que je pourrais monter une librairie dans la rue en bas de chez moi ? Parce que les grossistes ne veulent pas me fournir. Et du coup, je ne vois pas quelle forme il pourrait y avoir, à partir du moment où on n'a pas le droit d’ouvrir un magasin. Non, l’autre point, je ne sais pas si on dit deux mots sur StopCovid ? Moi je lui trouve un aspect extrêmement intéressant. Alors je rappelle quand même, qu’il n’y ait pas de doute, que je suis tout à fait opposé à l’existence même de ce type d’applications. Pour des raisons philosophiques évidentes, je n’aime pas quand c’est l’ordinateur qui surveille l’humain et pas le contraire. Voilà : Point. Ce point étant posé, je trouve extrêmement intéressant la façon dont ça s’est fait, parce que ça a permis à du personnel ministériel qui n’en était pas forcément très conscient de voir la mainmise des grands éditeurs de systèmes d’exploitation du mobile que sont Apple et Google et le fait que non, on ne peut pas développer l’application comme on en a envie. Et à chaque fois, c’est formulé comme un problème de souveraineté avec : « le gouvernement ne peut pas développer le logiciel dont il a envie et donc dépend de grands organismes ». Je ne suis pas d’accord. Les développeurs, qu'ils soient le gouvernement ou pas, ne peuvent pas déployer les outils qu’ils veulent et l’utilisateur ne peut pas déployer le logiciel qu’il veut sur son ordinateur de poche. C’est un problème fondamental à mon sens, depuis le début de l’ordinateur de poche un peu grand public il y a une dizaine d’années, et je suis très content de voir que les ministres s’en sont enfin rendu compte. Et ça justifiait à mon sens pleinement le travail qui a été fait par l’ARCEP sur les terminaux, sur la liberté de choix des terminaux, sur «  est-ce qu’il faut réguler cette puissance-là ? » etc. etc. qui sont les mêmes questions que celles qu’on a soulevées à la fin des années 80 avec le logiciel libre dans l’informatique grand public.
 
 
SS : Je ne peux que boire vos paroles, Benjamin. Je sais qu’il y a un volet complémentaire qui vous occupe sur cette question des terminaux qui est la réparabilité et la bidouillabilité, c’est-à-dire la partie “hardware” des terminaux. Est-ce que sur ce sujet vous êtes confiant, notamment de ce qui se prépare au niveau européen où il y a eu un certain nombre d’annonces de principe sur la réparabilité ?
 
 
BB : Non. j’ai pas confiance ; Par principe j’ai pas confiance. Oui, c’est un vrai sujet, la réparabilité. C’est un sujet de plus en plus sérieux. Pour moi il y a une telle question autour de… En fait, sur les terminaux comme sur les grandes plateformes il y a des questions fondamentales d’interopérabilité et de pouvoir qu’il faut redonner à l’utilisateur final. Ça passe par le fait de pouvoir réparer son téléphone, ça passe par le fait de pouvoir choisir le système d’exploitation qui tourne dessus, ça passe par le fait de pouvoir modifier le système d’exploitation qui tourne dessus, ça passe par le fait de pouvoir installer l’application qu’on veut. Et pas seulement l’application qui a été validée par Google et Apple. Pour moi, la décision de Google et Apple sur leurs API typiquement viole fondamentalement le règlement européen sur la neutralité du net puisque je n’ai pas le droit d’utiliser l’application de mon choix sur le terminal de mon choix. C’est ma lecture à moi du règlement qui n’est pas la lecture officielle du régulateur. J'ai une lecture que tout le monde admet comme étant plus rude.
 
 
SS : OK, bon… Merci beaucoup, je crois qu’on est arrivé au temps de ce dialogue. Merci beaucoup, Benjamin Bayart.
 
 
BB : Merci de votre invitation.
 
 
SS : J’ai été particulièrement… Enfin j’ai beaucoup apprécié votre analyse sur la question de l’optimisation du réseau, de l’optimisation des applications. Je trouve que c’est vraiment une approche qui est très intéressante et qui ne manquera pas d’éclairer nos travaux futurs. Merci beaucoup vraiment, un grand merci. Merci à tous nos auditeurs (je n’ose pas dire téléspectateurs [rire]) et à tout ceux qui nous ont suivi ; voilà. Merci beaucoup, encore un grand merci à tous les contributeurs à nos travaux, encore un grand merci à Serge Abiteboul et à tous les services de l’ARCEP qui ont porté ces travaux et préparé cette discussion. Un grand merci à tous et puis il ne me reste qu'à vous souhaiter de bons échanges sur les réseaux avec un internet qui fonctionne au mieux. Voilà ! Merci beaucoup, merci à tous, portez vous bien.