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Il faut avant tout savoir que la Justice, en France, est divisée en deux ordres : d'un côté, l'ordre judiciaire, qui se charge des personnes physiques ou morales ; de l'autre, l'ordre administratif, qui se charge de la puissance publique.

Si une personne désire faire un procès à une autre, c'est judiciaire. Plus précisément, cela relève de ce que l'on appelle le « civil ». Si la société entière (façon de parler(3)) souhaite faire un procès à une personne, c'est judiciaire. Plus précisément, cela relève de ce que l'on appelle le « pénal ». Mais si sont visées l'État ou l'une de ses collectivités territoriales, c'est administratif.

Peut-être ceci permet-il de comprendre la bataille autour de l'étiquette portée par le juge dans le projet Renseignement : ses défenseurs avancent que les juridictions sont respectées, car c'est devant un juge administratif qu'arriveraient les éventuelles plaintes pour abus. Il est en effet exact que ces plaintes relèveront de l'ordre administratif.

Mais le cadre dans lequel ces abus seront commis(4) est celui de la surveillance des individus. Et la surveillance prive l'individu surveillé de ce qui est défini comme un droit fondamental, son droit à la vie privée. Ce qui ne relève nullement de l'administratif, mais bien du judiciaire.

C'est donc à ce titre qu'un juge judiciaire doit être impliqué dans la procédure pour que celle-ci puisse être conforme à l'État de droit(5), quoi qu'ils en disent. Mais revenons à nos moutons.

Le monde judiciaire s'organise autour des tribunaux d'instance. Si le résultat d'un procès ne satisfait pas l'une des parties en présence, celle-ci a la possibilité de faire appel(6). La cour d'appel juge alors une nouvelle fois l'affaire(7), et peut décider d'un résultat différent de celui de la première instance.

Une fois cet appel passé, l'une des parties, toujours pas satisfaite, semble-t-il, peut décider de se pourvoir en cassation. Cette expression étrange signifie que l'on peut porter l'affaire devant une autre cour de justice, d'un tout autre niveau : la Cour de cassation.

Celle-ci ne juge pas l'affaire elle-même. Les plaignants ne sont d'ailleurs même pas invités à s'y exprimer – on préfère laisser ce soin à leurs avocats. La question à laquelle s'intéresse la Cour de cassation est celle de savoir si le droit appliqué lors du procès précédent était bien le droit censé s'appliquer en l'espèce, et s'il a été appliqué de la bonne façon(8).

Si la Cour juge que le droit a été mal appliqué, le jugement est cassé, et l'affaire est renvoyée en cours d'appel (du moins, une autre que la précédente).

Le principe est grosso-modo le même en droit administratif ; à ceci près que les tribunaux y sont administratifs plutôt que d'instance, et que le rôle de la Cour de cassation est tenu par la section des contentieux du Conseil d'État(9) (par la suite, je dirai parfois simplement « le Conseil », par métonymie). Cette section des contentieux est donc, comme la Cour de cassation, en France, l'une des trois cours suprêmes, plus hautes références en matière de droit.

Le principe est grosso-modo le même en droit administratif parce que, la plupart du temps, l'ordre administratif a pour rôle de traiter des problème locaux (décisions d'expulsion, arrêtés municipaux…). Les échelles en jeu sont donc grosso-modo les mêmes. En effet, les tribunaux, administratifs comme d'instance, ont vocation à traiter les affaires d'un secteur géographique donné. Attaquer une disposition locale se fait donc devant le tribunal local concerné(10).

Là où les recours dont nous parlons diffèrent, c'est qu'il s'agit de contester des décrets d'applications, c'est-à-dire les textes par lesquels le gouvernement prend les dispositions nécessaires à faire appliquer une loi(11), et qui ont donc valeur sur tout le territoire.

Pour les attaquer, il est donc nécessaire de saisir directement le seul tribunal administratif ayant une portée nationale : la section des contentieux du Conseil d'État. Qui se retrouve donc, dans cette configuration, le premier et le dernier tribunal à intervenir, ce qui justifie une procédure un peu particulière.

Contrairement aux cas décrit précédemment, où la cour suprême intervenait en dernier recours, il n'y a ici pas forcément besoin d'un avocat. Les avocats habilités à intervenir devant le Conseil d'État (on parle d'« avocat au Conseil ») sont en effet peu nombreux (une soixantaine de cabinets sur l'ensemble de la France), quand le droit concerne tous les citoyens.

C'est ainsi que nous avons commencé. Cependant, les causes que nous défendons sont telles qu'un avocat au Conseil(12) nous a proposé de nous représenter pro bono, c'est-à-dire « pour la beauté de la cause » (en clair, gratuitement, même si c'est paraît-il un gros mot pour un avocat). S'il est désormais, de par son statut, l'interlocuteur privilégié du Conseil, nous travaillons cependant en collaboration, chacun bénéficiant de l'expertise des autres(13).

Maintenant, à quoi ressemble un recours ? En premier lieu, à beaucoup de paperasse. Les dossiers doivent en effet être déposés en un certain nombre d'exemplaires : un par partie concernée(14), plus deux autres (je suppose qu'il s'agit d'un dossier de travail pour le Conseil et d'un dossier « pour archives »).

Le dossier doit comporter les premiers arguments d'attaque, même s'il sera possible d'en ajouter par la suite. Enfin, pas tout à fait. C'est un peu plus subtil que ça, parce qu'il y a deux catégories d'arguments : ceux qui relèvent de la légalité interne, et ceux qui relèvent de la légalité externe.

La légalité externe, c'est la forme : il y a, d'une part, tout ce qui relève de la procédure pure et simple (tel décret n'a pas la signature dont il avait besoin pour être valide) ; d'autre part, ce qui relève de la compétence, c'est-à-dire de la légitimité à intervenir (par exemple(11), un décret ne peut pas définir une peine).

La légalité interne, c'est le fond : les dispositions prises par le décret doivent(11) être conformes à l'état actuel du droit (typiquement, ne pas contredire une loi, puisque la loi est au dessus des décrets).

La subtilité est qu'il n'est possible d'ajouter des arguments dans une de ces deux catégories que s'il se trouvait des arguments sur cette même catégorie dans le dossier initial.

En d'autre termes, si vous vous rendez compte après coup que le décret est manifestement invalide parce qu'il lui manque une signature essentielle, mais que votre dossier initial ne comprenait que des arguments indiquant qu'il est en contradiction avec des lois, vous ne pouvez pas parler du manque de signature.

L'astuce habituellement utilisée consiste donc à se forcer à trouver des arguments dans les deux catégories, même s'ils sont faux ou sans valeur (signaler le manque d'une signature alors que vous avez ladite signature sous les yeux), histoire de ne pas se fermer de portes. Oui, c'est retors.

Une autre condition est qu'on ne peut attaquer un décret que si l'on a intérêt à le faire : on ne peut recourir que contre quelque chose qui nous porte préjudice. Par exemple, FDN intervient ici en tant que fournisseur d'accès à Internet statutairement soucieux de la vie privée de ses abonnés.

Une fois le dossier lancé, cependant, n'importe qui ayant intérêt à le faire peut intervenir spontanément, même en n'étant pas l'une des parties initiales. Ainsi, lors du recours de FDN contre le décret d'application de la loi Création et Internet (la loi qui créait la HADŒPI), une personne que nous ne connaissions pas était spontanément intervenue, et son intervention avait été acceptée parce qu'elle était concernée en tant qu'internaute.

Autre subtilité, on ne peut attaquer un décret que dans les deux mois suivant sa publication, ce qui est assez court. Mais il existe une parade : le gouvernement est normalement tenu d'abroger les décrets illégaux. On peut donc lui adresser un courrier pour lui demander de le faire. S'il refuse (ou si, ce qui est considéré comme un refus, il n'a toujours pas donné de réponse au bout de deux mois), alors ce refus est considéré comme une décision récente, qui peut elle-même être attaquée devant le Conseil d'État dans les deux mois qui suivent.

Et, bien sûr, dans le cas où le Conseil d'État se prononce contre ce refus (il juge que le gouvernement aurait dû abroger le décret), cela revient à peu près au même en pratique(15).

Mais nous parlons ici seulement des décrets. Or, dans les cas qui nous préoccupent, c'est la loi à l'origine de ces décrets qui est préoccupante. C'est ici qu'intervient la troisième de nos cours suprêmes, le Conseil constitutionnel(16).

Son rôle est, comme son nom l'indique plus ou moins, de vérifier la conformité(11) de la loi par rapport à la Constitution. De base, ses actions sont de deux sortes : il peut juger qu'une loi déborde du cadre qui lui est prévu pour entrer dans celui du règlement(17) (il est généralement, dans ce cas, saisi par le gouvernement) ; ou bien peut juger qu'une loi n'est pas conforme à la Constitution, et doit donc être invalidée (de la même façon que les décrets sont invalidés s'il ne sont pas conforme à la loi).

Pour cette dernière action, il était historiquement saisi par le président ou les parlementaires ; mais il est possible à tout citoyen, depuis 2010(18), de le saisir directement par le biais d'une Question Prioritaire de Constitutionnalité (« QPC », en bref). Cela s'intègre de manière évidente à la démarche de recours ici décrite : avant de se préoccuper de la conformité d'un décret aux lois, il est essentiel de savoir si ces lois elles-mêmes sont conformes.

Poser une QPC va suspendre la procédure un certain temps. Tout d'abord, le Conseil d'État a trois mois pour évaluer sa recevabilité. En effet, on ne dérange pas les sages sans raison. Une QPC n'est recevable que si elle est « sérieuse et nouvelle » (cette deuxième condition voulant qu'on ne repose pas une question si l'on en connaît déjà la réponse ; mais la « nouveauté » peut aussi venir d'éléments extérieurs ayant changé, par exemple, comme c'est déjà arrivé, une condamnation d'un autre pays par une cour de justice européenne). Si la question est transmise, le Conseil constitutionnel a alors lui-même trois mois pour se prononcer.

Une autre petite parenthèse, au passage, concernant le Projet de Loi Renseignement : une QPC est quelque chose de ciblé (elle peut ne porter que sur une partie d'un article, même si elle peut bien sûr aussi porter sur plus que ça) et de motivé (c'est-à-dire qu'il faut préciser en quoi le point ciblé est problématique). Les saisines par les parlementaires le sont généralement également. Mais lorsque notre président en exercice a annoncé publiquement qu'il allait saisir lui-même le Conseil, tout laissait à penser qu'il envisageait une « saisine blanche », c'est-à-dire non motivée (en gros, se pointer devant le Conseil en disant « salut, tu peux examiner ça pour moi, s'il te plaît ? », sans plus de précisions).

Or, le Conseil a tendance, depuis l'existence de la QPC, à refuser les saisines blanches, parce que se prononcer d'une manière générale sur le texte nuirait à l'aspect « nouveau » des questions plus précises et donc plus pertinentes. La promesse faite par le président Hollande visait donc, selon toute vraisemblance, à détourner l'attention plus qu'à apporter une quelconque garantie. Et ce tweet interprète fort bien la réaction des parlementaires à ce sujet.

Une fois encore, revenons à notre propos.

Évidemment, si le Conseil constitutionnel se prononce contre la loi, la messe est dite : le décret d'application de cette loi tombe du même coup, et le recours s'arrête. Dans le cas contraire, une fois ce délai passé, la procédure normale du recours reprend. L'affaire est affectée à l'une des dix sous-sections que comporte la section des contentieux (généralement la dixième, pour ce qui relève du numérique) et, au sein de cette sous-section, un juge d'instruction est nommé, et se voit chargé de gérer le débat (qui se fait uniquement par écrit).

Une fois les débats clos et le rapport prêt, une audience publique a lieu, au cours de laquelle les seules personnes autorisées à s'exprimer sont les avocats au conseil (qu'ils soient ou non impliqués dans l'affaire). Puis le juge d'instruction donne sa position ; et l'on décide alors qui va traiter l'affaire. Généralement, une seule sous-section s'en charge. Parfois, deux sous-sections y travaillent conjointement. Dans certains des cas, assez rares, la section des contentieux intervient de manière plénière, et le jugement rendu dispose alors du statut de « grand arrêt », qui modifie un élément structurant du droit administratif(19).

Les sections concernées ont ensuite entre trois et six mois pour relire sérieusement le dossier (dont une copie est reçue par chacun des magistrats concernés), suite à quoi ils délibèrent, puis votent. Si d'aventure ils ne nous donnaient pas raisons, il n'y aurait plus de recours possible en France sur le sujet. Toutefois, la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) et la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) pourraient encore être saisies.

Maintenant que nous sommes au point concernant les procédures, parlons un peu de des rapports en cours. Rien concernant le Projet de Loi Renseignement, dans l'immédiat, puisque celui-ci en est encore au stade du débat parlementaire, les sénateurs ayant encore la possibilité de l'amender pour le rendre moins dangereux(20). En revanche, nous avons des procédures en cours contre trois décrets précédents : l'un concernant la Loi de Programmation Militaire, l'autre concernant le blocage administratif des sites, et le troisième concernant le déréférencement(21).

Comme on l'a vu, obtenir la réponse finale va prendre du temps. Mais nous avons bon espoir, sur plusieurs points. En premier lieu, nous avons relevé un vice de procédure : il manque un visa de la commission européenne sur le décret d'application de la LPM. C'est à double tranchant, car le Conseil d'État peut, en conséquence, abroger ce décret sans examiner le reste, or c'est l'invalidation du reste que nous cherchons prioritairement. D'où le fait que nous ayons lancé, en parallèle, d'autres procédures pour avoir davantage de résultats.

En second lieu, la jurisprudence européenne est très claire concernant la rétention de données, qui est la problématique principale dans ces affaires. En l'état, si les choses remontent jusqu'aux cours européennes, nous sommes certains d'obtenir la condamnation de la France. Chose dont le Conseil d'État a de fortes chances de tenir compte (le point leur a été rappelé récemment, lors d'un débat public avec quelques magistrats européens). Et la cerise sur le gâteau, c'est que l'invalidation des articles de loi sur la rétention de données aurait quelques conséquences intéressantes, notamment… de faire tomber la plupart des dispositions problématiques du Projet de Loi Renseignement, qui s'appuient sur ces textes.

La suite promet donc d'être très intéressante, et nous allons probablement réussir à faire tomber ça comme nous avons fait tomber d'autres éléments problématiques par le passé. À la fin, on gagne.

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  • Dernière modification: 2017/04/21 19:28
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